Yves Guyot - la Tyrannie collectiviste

Yves Guyot 1843 - 1928

Libéral, Républicain, économiste et journaliste, il fut député de Paris de 1885 à 1893 et ministre des travaux publics de 1889 à 1893.

Dreyfusard de la première heure, antiboulangiste, anticlérical et laïque, Yves Guyot fait partie des libéraux "de gauche" qui s'opposaient farouchement au socialisme.

Libéral militant, il fut à la fin de sa vie et pendant vingt ans le rédacteur en chef de la célèbre revue des économistes.

Les belles lettres ont ressorti de l'oubli en 2005 des extraits de deux ouvrages : "la tyrannie collectiviste" (qui sert de titre au recueil) et "les principes de 89 et le socialisme".

Qu'on en soit tout de suite informé, le style n'est pas à la hauteur des idées exprimées. Rien à voir avec l'écriture d'un Bastiat. En fait, l'intérêt et l'originalité de ce livre tiennent d'une part au positionnement de son auteur : à cette époque on pouvait être libéral "orthodoxe" et de gauche et d'autre part à la violente critique qu'il fait du socialisme.

Comme pour Bastiat on est frappé par l'incroyable persistance des débats politiques. Les sujets abordés par Guyot et les arguments socialistes et collectivistes qu'ils réfute sont toujours les mêmes 120 ans plus tard.

Aussi, comment ne pas être saisi de la justesse de vue de ces libéraux français qui avaient clairement prévu le devenir de la société collectiviste. Chez Guyot la mécanique socialiste est décrite avec ses conséquence économiques et politiques. On ne peut pas dire que les fabricants de goulag et de misère n'avaient pas été prévenus. Tout y est !

L'attention que Guyot prête aux principes de 89, ces Droits de l'homme foulés au pied par les socialistes (et par la droite), est un axe important de définition d'une gauche libérale. Guyot montre que l'individualisme est un immense progrès et une des conditions du développement humain. Il présente le socialisme comme une régression vers les âges ou l'individu n'était rien. Avec des références à Hegel et à Marx il a déjà une vision de ceux que Karl Popper appellera : les ennemis de la société ouverte.

Dans "les principes de 89 et le socialisme" le chapitre III s'intitule : "Les corporations maitrises et jurandes et la liberté du travail". C'est un texte qui décrit tous les obstacles au travail accumulés au fil du temps par l'ancien régime. Il faut absolument lire ces douze pages saisissantes pour mieux réaliser l'oeuvre de la révolution sur le plan économique. Ceux qui, encore aujourd'hui, veulent établir cette stupide distinction entre libéralisme politique et économique, devraient y trouver matière à réflexion.

Quelques extraits choisis :

Les patrons ont leur très grande part de responsabilité aussi dans le mouvement socialiste, non pas que je leur reproche leur âpreté leur dureté, et de ne pas s'être assez occupé de leurs ouvriers. Au contraire, je leur reproche de s'en être trop occupé et, en s'en occupant, d'avoir méconnu le véritable caractère du contrat de travail.
L'employeur n'est ni le directeur religieux, ni le directeur politique, ni le directeur intellectuel des travailleurs. Quand M. Chagot intervenait pour faire enterrer religieusement un ouvrier qui voulait être enterré civilement, il était dans son tort. Quand M. de Solanges se sert de sa situation d'administrateur des mines de Carmaux pour se faire élire député, qu'en résulte-t-il ? C'est que les mineurs prennent leur revanche trois ans après et choisissent M. Baudin pour messie.
Les travailleurs n'ont qu'une obligation à l'égard de leur patron : c'est l'oeuvre de production pour laquelle il reçoivent un salaire. Si le patron veut en exiger autre chose, il commet un abus : dans ce cas il aboutit à la servilité, à la révolte ou à l'hypocrisie, et il prépare de terribles retours.
Si des patrons ont trop souvent méconnu cette vérité, c'est que la plupart en sont encore à la vieille conception du chef de tribu.

Voilà qui répond de façon très moderne à la nostalgie du paternalisme patronal exprimé par Jacques de Guénin dans ses conférences sur le libéralisme. Toutes les visions libérales ne se confondent pas, loin de là.

La conception des devoirs  économiques de l'Etat est la même pour ce gros propriétaire foncier qui se déclare "conservateur", pour ce grand industriel qui a la haine des socialistes et pour ce socialiste misérable qui lance ses invectives haineuses contre la propriété et l'usine. Ils commentent la même erreur. Ils sont victimes de la même illusion. Ces gens qui se croient ennemis sont des frères en doctrine.

L'interventionnisme et la négation économique de l'individu fait des étatistes de droite ou de gauche des "frères en doctrine", quel régal !  toujours aussi pertinent de nos jours.

Mais que demandent les socialistes ? la suppression de la concurrence c'est à dire l'étiolement.
Leur idéal, non seulement dans l'Etat futur qu'ils se gardent bien de décrire, comme l'a reconnu Liebnecht au congrès d'Erfurt, mais dans leur législation transactionnelle, c'est l'économie politique dépressive : fondée sur l'envie, la jalousie et la contrainte, la mendicité violente de privilèges, le fractionnement de la nation en classes, acharnées à s'arracher des lambeaux de fortune à l'aide du pouvoir, la politique n'étant considérée que comme un instrument de spoliation ; sur le mépris de l'individu et sa sujétion à des combinaisons de groupes despotiques et irresponsables.

Un passage qui fait immanquablement penser aux émeutes de Guadeloupe et au LKP, cristallisation de la méthode de fonctionnement d'une part de plus en plus importante de la société française en ce début du XXIe siècle.

... le mouvement socialiste n'est que l'expression de vieilles formes de sociétés, de vieilles idées, de vieux sophismes, de survivances, de fétichismes, un essai de subordination du progrès industriel et économique à des modalités de civilisations primitives, nous devons nous y opposer au nom du progrès : car les prétendues "avancés" qui le dirigent, ramèneraient l'organisme social avec ses éléments complexes, de plus en plus adaptés à la division du travail, au collectivisme primitif.

L'idée que le socialisme n'est pas un progrès mais une résurgence des formes primitives d'organisation sociale s'exprime naturellement chez un libéral anticlérical. Certains libéraux plus attachés que Guyot à l'héritage de la civilisation chrétienne hésitent à la mettre en avant. C'est pourtant une idée fondamentale.

Les socialistes répètent volontiers, comme un cliché, une formule de M. Victor Modeste : "les pauvres deviennent plus pauvre". Mais comment M. Victor Modeste l'avait-il établie ? En constatant sur des registres de l'Assistance publique que c'étaient toujours les mêmes familles qui s'y trouvaient. Certes voilà un argument décisif contre le socialisme : car il prouve que les secours donnés à ces gens, au lieu de les aider à se développer et à s'élever dans la vie, en avaient fait une corporation de mendiants

Eh oui, les pauvres qui deviennent plus pauvres, ce n'est pas nouveau ! Et Guyot montre en un mot que le socialisme, loin d'éradiquer la pauvreté, la pérennise.

En réalité entre les prétentions des socialistes et leur caractère réel, il y a contradiction complète, à commencer par leur titre même ; car nous venons de le démontrer, ce sont des antisociaux. Ils se prétendent égalitaires, et ils emploient tous leurs efforts à constituer des inégalités. Ils réclament la liberté pour eux, mais dans le but d'opprimer les autres et eux-même réciproquement. Ils se prétendent avancés, et les procédés qu'ils proposent aboutissent à frapper d'arrêt de développement ceux à qui ils s'appliquent ; et l'idéal qu'ils nous offrent c'est la régression vers les civilisations passées.

En prenant pour dénomination une vertu ou une science, les socialistes ont réussi à tromper l'opinion. Guyot avait déjà compris que le socialisme n'était pas social. De nos jours le même phénomène ressurgit avec l'écologie politique, mouvement semi-religieux régressif qui s'est attribué le nom d'une science pour mieux freiner les progrès biologiques, énergétiques et environnementaux.

Comme si la philanthropie, qui est une attitude de sympathie pour certaines personnes, avait quelque corrélation avec la justice qui est un acte d'impartialité envers tous ; et comme si accorder par philanthropie des privilèges aux humbles et aux petits ce n'était pas violer le principe de "la justice", en vertu duquel tout privilège est une spoliation !

Le débat sur l'égalité de fait qui viole l'égalité de Droit est quasiment absent de la scène politique actuelle. La droite ne peut opposer cet argument à la gauche étatiste puisque, si elle ne souhaite pas l'égalité de fait, elle ne veut pas non plus de l'égalité en Droit. Elle est donc muette sur le sujet.

Des égoïstes ! nous qualifie le philanthrope Henry Maret. Parce qu'un journal a raconté qu'une pauvre femme est morte de misère, il conclut que « toute propriété qui n'est pas le gain du travail est un vol» et il s'écrie: « Laissez faire l'exploiteur, ainsi le veut la liberté, ainsi le veut l'économie politique, ainsi le veut Gournay. »
Si M. Henry Maret se donnait la peine d'observer un peu l'histoire, il saurait que les prôneurs de charité, les fondateurs de prix de vertu, les rêveurs sentimentaux, les écrivains pathé­tiques, les orateurs larmoyants, les poètes pleureurs n'ont joué qu'un rôle insignifiant dans la lutte contre la misère, dans le développement du bien-être, dans le progrès de la richesse et sa diffusion; il apprendrait que tous les utopistes, depuis Platon jusqu'à Cabet, n'ont servi qu'à amuser des naïfs et qu'à détourner les malheureux du travail utile et de l'épargne qui leur auraient donné ce qu'ils demandaient en vain à des chi­mères. Quant aux théoriciens et aux praticiens de guerre sociale, aussi bien ceux de 1848 que ceux de 1871, il ne doit pas ignorer qu'ils ont pris des ruines pour piédestal, et qu'ils n'ont laissé d'autres traces que des souvenirs d'épouvante.
[...] Aux hommes utiles et silencieux qui ont augmenté la production du blé et du bétail; qui ont permis à tout le monde, dans les quelques pays, dits civilisés, qui se trouvent sur le globe, d'avoir du linge et des souliers, qui ont facilité les transports, les transactions, appris la comptabilité, développé le crédit, permis à tous de prendre des habitudes d'épargne et de prévoyance; qui ont abaissé les obstacles que les divers gou­vernements avaient mis entre les producteurs et les consom­mateurs; qui ont essayé d'introduire dans le monde ces droits méconnus : la liberté du travail et de la circulation, l'huma­nité réservera sa reconnaissance quand elle aura une réelle conscience des conditions de ses progrès; et parmi ces des­tructeurs de la misère, elle placera au premier rang, Gournay, ses amis les physiocrates et les économistes qui, mettant leur devoir au-dessus de la popularité, continuent de déblayer la voie de tous les obstacles qu'y amoncèlent à l'envi les igno­rants et les marchands d'orviétan social.

Un bel hommage à l'individualisme moteur du progrès social, que les dirigistes veulent absolument confondre avec l'égoïsme.

Les charlatans ou les naïfs qui croient que « la société» doit assurer « le bonheur commun» et prodiguer des alouettes toutes rôties à ceux qui en demandent, se prétendent «avan­cés ». Ils en sont à la société patriarcale, dans laquelle le chef de famille se chargeait du bonheur de sa femme, de ses enfants, de ses serviteurs, tous esclaves.
Ils en sont à la théorie de la monarchie absolue de droit divin, dans laquelle le roi, père et maître des personnes et des biens de ses sujets, se chargeait de leur bonheur, sans admettre qu'ils eussent le droit de s'occuper de leurs propres affaires.
La Révolution de 1789 a brisé ce système. La Convention a renoué cette tradition qui représente le socialisme actuel.
Robespierre a été l'incarnation de l'esprit de régression dans la Révolution. Louis Blanc, son apologiste, est un des pères du socialisme.
Les socialistes révolutionnaires ont beau crier qu'ils mar­chent en avant: - leur conception ? c'est le gouvernement paternel, de tous le plus rétrograde ; leur moyen? c'est la force, de tous le plus primitif.

A nouveau le socialisme présenté fort justement comme une régression vers le paternalisme et la violence des sociétés primitives.

Les garanties que la Révolution donnait à la propriété, elle les donnait à la propriété en général, et si elle spécifiait plus particulièrement pour la propriété immobilière, elle n'oubliait pas la propriété mobilière. Elle lui permettait de se consti­tuer par la liberté de l'industrie et du commerce. Elle donnait aux capitaux la liberté d'action dont ils étaient privés : car antérieurement le prêt à intérêt n'était autorisé qu'à titre perpétuel, par constitution de rente ; mais en vertu de l'ordon­nance de Blois, tous prêts temporaires d'intérêts étaient répu­tés usuraires et ngoureusement prohibés.
Quand des socialistes s'élèvent contre le prêt à intérêt, ils se croient avancés: ils datent des Pères de l'Église ils réédi­tent les anathèmes de Bossuet sur l'usure ils reviennent à la législation de l'Ancien Régime qui n'empêchait point les trai­tants de s'enrichir, mais empêchait l'épargne de fructifier.
[...]
Voilà, l'œuvre de la Révolution. Les collectivistes socialistes révolutionnaires demandent la suppression de la propriété individuelle, de manière que le gouvernement de demain puisse se considérer, comme Louis XIV, le seul propriétaire de la nation.

Ceux qui diabolisent les revenus de la rente et du capital et encensent les revenus du travail se rangent aux côtés des pires cléricaux, des antisémites et des doctrines de l'ancien régime. Il est bon de le rappeler, même à notre président, merci M. Guyot.

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