France Brevets entre innovation et protectionnisme

Alors que Barack Obama vient de faire une proposition de loi au Sénat américain pour limiter le phénomène du "patent trolling", on voit émerger un nouveau phénomène mondial : le patent trolling d’État. En France, celui-ci a fait son apparition il y a quelques années au travers de la création de France Brevets et il vient tout juste de montrer des signes d'activité. En effet, on apprenait récemment que France Brevets attaque LG et HTC pour contrefaçon de brevets portant sur les technologies de communication sans contact NFC. Une première qui était tout à fait prévisible.

photo licence cc by ellenm1

France Brevets : un Patent Pool made-in France

France Brevets est un fond d'investissement en propriété industrielle mis en place par les pouvoirs publics. Il est une des émanations du "grand emprunt" élaboré en 2009 par le gouvernement Fillon sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy. L'idée était encore à l'époque de "relancer" l'économie en s'endettant, en l’occurrence de 35 Mds €. Comme ce type de mesure est devenu un peu moins glamour depuis la crise des dettes souveraines, le grand emprunt a été prudemment rebaptisé "Investissement d'avenir".

C'est dans ce contexte que la convention du 2 septembre 2010 entre l'Etat, l'Agence nationale de la recherche et la Caisse des dépôts et consignations relative au programme d'investissements d'avenir fixe le rôle de France Brevets :

France Brevets acquiert des droits de licence sur les brevets auprès des établissements et organismes de recherche et des entreprises privées, situés en France ou à l'étranger. Son but est de constituer un large portefeuille de droits de propriété intellectuelle, de les valoriser en les réunissant en grappes technologiques et d'organiser leur commercialisation sous forme de licences auprès des entreprises européennes et mondiales. Les redevances tirées de ces licences sont reversées pour partie aux propriétaires du brevet, après rémunération des fonds propres engagés par France Brevets.

En clair France Brevets utilise la technique des "Patent Pools" née aux États-Unis. Il s'agit d'acheter des droits de licence de brevets, de les réunir au sein d'une grappe (pool) de façon à constituer un point de passage obligé pour la concurrence dans une technologie donnée .

Dans cette optique "valoriser" les brevets consiste, d'une part à détenir suffisamment de brevets dans un domaine pour bloquer les adversaires innovants, d'autre part à atteindre une masse critique permettant de surveiller efficacement le marché. Les "contrefacteurs", c'est à dire bien souvent des sociétés innovantes isolées, se voient sommer de payer pour éviter de couteux procès. La technique des grappes de brevets permet également de vendre plusieurs patentes dans un lot unique ; alors qu'un industriel n'aura besoin que d'un ou deux brevets, il est obligé d'acheter le lot complet. Vu sous cet angle les grappes technologiques s'apparentent à de la vente forcée.

Le phénomène a été clairement identifié aux États-Unis où les Patent Pools font le bonheur des cabinets d'avocats et inquiètent les vrais promoteurs de l'innovation

Une dérive prévisible ?

Les américains avaient pourtant pris des précautions avant d'autoriser ces pratiques. Les Patent Pools constituent en effet des ententes entre sociétés, totalement interdites par la loi US. Chaque Patent Pool est une société privée qui doit obtenir une dérogation spécifique du DOJ (Department of justice) en s'engageant notamment à respecter quatre directives : les brevets doivent être valides et exécutoires, le consortium ne doit pas agréger des technologies concurrentielles et leur fixer un prix global, un expert indépendant doit déterminer si les brevets sont essentiels, le consortium ne doit pas désavantager les concurrents ou faciliter les collusions.

Malgré cela il semble que le législateur n'a pas prévu de pénaliser suffisamment sévèrement les Patent Pools qui violent ces dispositions.

Une absence totale de garde-fou

Chez nous, rien n'a été envisagé à ce sujet. France Brevets est une société entièrement détenue par l'État suivant une formule qui peut prêter à sourire. En effet, la dotation au capital de France Brevets (à terme 100 M €) s'est faite "à parité entre la Caisse des dépôts agissant pour son propre compte et la Caisse des dépôts agissant pour le compte de l’État" (sic). Nous sommes en France : les problèmes liés à l'innovation doivent évidemment être traités par les pouvoirs publics.

France Brevets pose donc de nombreux problèmes :

  • Aucun des garde-fous prévus par le droit américain n'a été mis en place en vertu de cette croyance, solidement ancrée, qu'un établissement détenu par l'État est forcément vertueux.
  • Il n'existe pas de charte déontologique vis à vis des entreprises, notamment françaises, désireuses d'obtenir une licence d'exploitation d'un pool de brevets.
  • L’État pour, la énième fois, se charge de désigner les secteurs technologique d'avenir (dont il exclut l'automobile, le rail, l'agroalimentaire, les énergies fossiles). Est-ce vraiment sa fonction ?
  • L'appellation "France Brevets" est pour le moins étrange. Elle suggère que des brevets exploités en toute indépendance par des entreprises privées n'auraient pas le statut de brevets nationaux, qu'ils seraient en quelque sorte moins « officiels".
  • En affirmant ses brevets contre des contrefacteurs présumés sans les utiliser pour innover ou améliorer des technologies existantes, France Brevets risque d'être identifié à un "patent troll", concept qui a causé de tels problèmes aux États-Unis que onze projets de loi au Congrès américain visent à corriger ses effets.
  • Enfin, France Brevets, organisme d’État, peut devenir une espèce de syndicat souverain des brevets avec lequel les PME innovantes devront obligatoirement composer pour espérer valoriser leur recherche.

France Brevets n'avait pas de recette et paraissait jusqu'à présent relativement inoffensif (excepté pour le contribuable). Tant que sa mission consistait à valoriser les brevets issus de la recherche publique auprès d'acteurs industriels (cas du système Taïwanais) on aurait pu en espérer des effets positifs ; mais comme on le voit, l'ambition des pouvoirs publics ne se limite pas à cela. Avec ces premières poursuites contre LG et HTC on assiste, avec peu de moyens, dans un tissu industriel dégradé et avec un investissement complètement atone, à la naissance d'un patent trolling national défensif, pour ne pas dire protectionniste.

Haut de page