Les "biais et les bourdes"
Les biais cognitifs ou décisionnels (traduisez : erreurs, négligences,
plantages, bugs) se manifestent d'autant plus que l'expérience accumulée est
faible, que le retour d'information est lent ou rare : cotiser pour sa
retraite, se marier, se situer par rapport à un don d'organe, etc.
La psychologie comportementale permet de discerner des règles empiriques
(heuristiques) et des biais associés. Deux chercheurs israéliens ont, les
premiers, c'était en 1974, "isolé" trois règles heuristiques : l'ancrage, la
disponibilité et la représentativité, et ont étudié les biais qui leurs sont
associés.
Certains des biais qui affectent les décisions humaines peuvent être identifiés
et mesurés empiriquement. On peut citer : l'excès de confiance, le gout du
statut quo, les comportements grégaires, l'exagération de l'attention que les
autres vous prêtent (effet projecteur), la primauté de l'aversion à la perte
sur l'attrait du gain, etc.
L'État est-il le mieux placé pour Influencer les choix humains ?
Ce sont ces mêmes biais qui peuvent être utilisés pour guider les individus
en douceur, c'est à dire en préservant leur capacité de choisir s'ils le
veulent.
L'efficacité des nudges est impressionnante. Les auteurs citent de nombreuses
expériences menées par des administrations ou des sociétés privées où de toutes
petites incitations réussissent à guider le public vers des choix plus
conformes à ses intérêts. Les Hommes sont facilement influençables.
C'est d'ailleurs ce qui nous fait, au contraire des auteurs, considérer avec
suspicion le rôle de l’État dans leur application. On pourrait par
exemple estimer que les "subprimes" étaient une forme de "nudge" étatique bien
intentionné qui a pourtant conduit à une catastrophe.
La propension des Hommes à être influencés est largement exploitée par les
publicitaires, par les sociétés privées, et par les hommes politiques. Elle
peut bien entendu être utilisée en bien comme en mal. D'où la question
fondamentale : pourquoi les hommes de l’État guideraient-ils le public vers ce
qui est bon pour lui ? La question est abordée dans le chapitre "les
objections", et les auteurs y répondent, à notre avis de façon largement
insatisfaisante : "A première vue, il est étrange de dire que les
architectes publics sont toujours plus dangereux que leurs homologues privés.
Après tout, les responsables du secteur public doivent répondre de leurs actes
devant les électeurs ; quant à leurs homologues du privé, ils sont tenus de
maximiser les profits et le cours du titre et non pas le bien-être du
consommateur."
Il est frappant de constater que Nudge ne tire pas les conclusions de sa propre
expertise. Car le moins que l'on puisse dire c'est que le retour sur
information des décisions étatiques est extrêmement lent donc, si l'on a bien
retenu la leçon des auteurs, les initiatives qui sont prises dans ce cadre ont
de fortes chances d'être biaisées. Il existe des centaines d'exemples de
décisions politiques, prises pour escamoter des problèmes, dont les effets
négatifs se font sentir plusieurs dizaines d'années après leur promulgation (ce
qui se voit et ce qui ne se voit pas).
D'autre part, si on considère que les sociétés privées ont pour seul but
d'optimiser leurs bénéfices, alors il faut envisager, dans le même esprit, que
celui des hommes de l’État est de se faire réélire. Or, pour qu'une société
fasse des bénéfices, il faut que ses produits soient acceptés par le
marché, tandis que pour qu'un homme d’État soit élu, il faut que ses
promesses plaisent à une majorité d'électeurs et qu'il soit cru. Il
est évident que les promesses de l’État sont nettement moins contrôlables et
mesurables que les produits et services des sociétés privées soumises à la
concurrence.
Si le livre nous parait beaucoup trop optimiste sur la capacité de l’État à
mettre en œuvre des nudges bien intentionnés, il ne faut pas oublier qu'il ne
s'agit là que d'incitations, jamais d'obligations, ce qui est tout de même un
progrès décisif par rapport au système ultra-dirigiste français.
Conclusion
Nudge ne semble pas avoir été remarqué chez Terra Nova, c'est dommage, car
les socialistes pourraient y trouver matière à réviser leurs méthodes sans
remettre en cause leur traditionnelle considération (obsession ?) pour la
faillibilité humaine.
De son côté, si la gauche libérale se reconnait parfaitement dans la
pétition libérale classique : "laissez nous faire" (volontarisme associé à une
responsabilité), elle sera beaucoup plus suspicieuse à l'égard de sa dérive
droitière : "qu'on les laisse faire" (obligation de responsabilité dans tous
les domaines) et ce livre, même s'il ne présente pas la solution miracle, lui
fournit une base solide pour étayer son argumentation.