Lorsqu'on essaye de déterminer la trajectoire optimum d'une route ou d'une
autoroute dans un paysage vallonné ou montagneux, on doit effectuer des calculs
complexes. Ces calculs sont effectués par des ordinateurs après relevés
topographiques par satellites et modélisation 3D du paysage. Il faut en effet
déterminer, parmi toutes les options possibles le trajet le plus "lisse", celui
qui réalise le meilleur compromis entre le chemin le plus court et la
minimisation des dénivelés. Les techniques modernes permettent d'atteindre ce
résultat. Or que constatent les ingénieurs des ponts et chaussées lorsqu'ils
vont reconnaître sur le terrain le trajet déterminé par leurs calculs ? Eh
bien, que le tracé élaboré par l'ordinateur correspond peu ou prou aux chemins
muletiers présents depuis des siècles dans la montagne.
Cela veut-il dire que les muletiers sont parfaitement rationnels et capables
d'effectuer des calculs inaccessibles au commun des mortels ? non, évidemment.
Le chemin qu'ils choisissent individuellement cherche à se rapprocher du trajet
le plus court et le moins pénible entre deux points. Comme tout le monde, ils
peuvent se tromper et faire de mauvais choix, mais à la longue, à force
d'essais, au fil d'itérations successives opérées par plusieurs générations,
ils trouveront la meilleure voie.
En dehors des simples erreurs, les muletiers peuvent aussi dévier du chemin
idéal pour d'autres raisons : beauté d'un point de vue, attraits de la bergère
qui travaille en amont ou en aval, désir d'éviter un autre muletier, détour par
un champ propice à la cueillette, etc. A long terme, ces critères irrationnels
en regard du but poursuivi s'annuleront et ne restera que le facteur objectif
d'optimisation du trajet.
En revanche, si les autorités locales, influencées par le mari de la bergère
(celle qui subit les avances du muletier), décident que "par mesure de
sécurité", les mules et leurs maîtres devront passer à plus d'un kilomètre des
zones de pâture, alors il est très probable que le nouveau chemin ne pourra
plus jamais correspondre à celui déterminé par ordinateur.
Dans l'exemple des muletiers les itérations se font sur une longue période. Le
bon résultat est obtenu au fil du temps. Sur les marchés boursiers l'ajustement
est très rapide puisque ce sont des millions d'opérations qui se font à la
seconde.
Les acteurs de la vie économique, c'est à dire de la vie tout court, en plus
des erreurs de raisonnement qu'ils peuvent commettre, possèdent une large part
d’irrationalité dans laquelle se mêle la passion, la négligence, l'obstination,
l'amour, l'exaltation ou le découragement, mais cela n'empêche pas un marché
libre de donner la bonne indication sur les prix, les salaires ou sur le
meilleur chemin à suivre dans la montage.
Irrationalité individuelle et justesse des marchés
L'une des critiques courantes portée à
l'encontre de l'auto régulation des marchés libres tient à la rationalité
supposée de leurs acteurs. Lorsque les économistes libéraux affirment que le
marché fixe le juste prix ou le juste salaire et qu'il fonctionne tout seul
dans l'intérêt de tous, cela voudrait dire que l'homo œconomicus sous tendu par
ce modèle raisonne correctement, qu'il est en quelque sorte infaillible. Les
contempteurs de l'ordre spontané utilisent ce prérequis supposé pour condamner
la théorie dans son ensemble. Ils rappellent que les individus ne sont ni
rationnels ni bien informés, et en déduisent que la science économique libérale
ne tient pas debout puisqu'elle utilise un modèle où les raisonnements des
individus et l'information dont ils disposent doivent être parfaits. Ils
accompagnent généralement cette démonstration d'un couplet sur l'inhumanité de
ce personnage "calculateur, rationnel, égoïste et intéressé" qui ne
fait "aucune place [...] à la sensibilité humaine, au civisme, à
l'altruisme" 1 censé être à la base du modèle libéral mais qui, selon eux,
ne fait que trahir la froideur et l'irréalisme de ses défenseurs.
En fait il n'est pas du tout nécessaire que chaque individu pris isolément soit
rationnel et bon calculateur pour que le "marché" donne le bon prix, le bon
salaire ou, comme nous allons l'illustrer dans notre exemple, le bon
chemin.
1 De Mateo -
"cela voudrait dire que l'homo œconomicus sous tendu par ce modèle raisonne correctement, qu'il est en quelque sorte infaillible"
Ça, c'est la vision de l'école (néo)classique. La vision de l'école autrichienne est bien différente: on ne peut juger de la "rationnalité" de l'action humaine, celle-ci étant inhérente à l'individu effectuant l'action. Ce qui pourrait paraître comme irrationnel pour la vaste majorité des observateurs, paraît tout-à-fait rationnel pour celui qui effectue l'action, même dans le cas où son action est objectivement "irrationnelle" eu égard à l'objectif fixé. Mais comme on ne peut connaître l'entiéreté des raisons poussant un individu à effectuer une action (l'individu lui-même peut ne pas les connaître: inconscient, ressorts psychologiques etc.), il est difficile de se prononcer sur la rationnalité des actions d'autrui.
Pour résumer, on pourraît dire que la rationnalité est comme la valeur: subjective.
Bref, tout ça pour dire que la technique utilisée ici par les anti-libéraux n'est ni plus ni moins que la technique de l'homme de paille: ils attribuent aux libéraux des idées qui ne sont pas les leurs. Depuis que les libéraux ont abandonné l'école néo-classique il y a un siècle, les attaquer sur le concept de l'homo œconomicus n'a strictement aucun sens. C'est aussi stupide que d'attaquer les libéraux sur le concept de valeur-travail imaginée par Adam Smith, alors que les libéraux ont abandonné ce concept depuis longtemps au profit de la subjectivité de la valeur.