Règle d'or budgétaire et sociale-démocratie

Le basculement du sénat à gauche vient définitivement d'enterrer la règle d'or voulue par Nicolas Sarkozy. Ce dispositif, adopté dans plusieurs pays européens, mérite pourtant un décryptage.
Il s'agit de rendre constitutionnelles certaines règles censées garantir un équilibre budgétaire.
Un projet de loi de révision constitutionnelle a déjà été voté le 13 juillet dernier par l'UMP et le N.C. Ce texte prévoyait l'instauration de "lois-cadres d'équilibre des finances publiques" destinées à fixer un "rythme du retour à l'équilibre" budgétaire. La loi ne prévoit donc pas d'imposer l'équilibre et elle ne contient pas d'indications chiffrées. Ce seraient ces "lois-cadres d’équilibre des finances publiques"  (terme qui fleure bon la planification gaulliste) qui, une fois  inscrites dans la constitution, permettraient "d'encadrer la trajectoire budgétaire" en incluant le budget de l'Etat et celui de la Sécurité sociale. Il s'agirait donc de définir des recettes minimum et des dépenses maximum à respecter dans l'avenir.

Or c'est bien ce dernier terme, l'avenir, qui fournit la clef du dispositif. Tous les gouvernements sont libres de limiter ou de diminuer les dépenses publiques et de fixer un niveau d'imposition qui garantit l'équilibre budgétaire. Ils peuvent le faire et pourtant, depuis 35 ans, ils ne le font pas. Pourquoi ? Nous touchons là au mode de fonctionnement des sociales-démocraties en général et de la notre en particulier.

Dans notre système, l'État ne peut pas faire baisser ses dépenses. En effet, un gouvernement qui le ferait s'attirerait les foudres de sa clientèle électorale, qui à tort ou à raison, croit vivre aux dépens de la clientèle électorale du parti adverse. De plus, et c'est le point crucial, en baissant ses dépenses un parti au pouvoir offre au parti adverse la possibilité de les rétablir. Toute somme économisée devient une arme pour l'opposition puisque cette dernière peut promettre de la dépenser à nouveau en faveur de sa propre clientèle électorale. Cela signifie que le parti qui déciderait vraiment de réduire les dépenses publiques se sacrifierait pour au moins deux mandatures. D'abord il perdrait le pouvoir sous le double effet du mécontentement de sa propre clientèle et de l'accroissement de la capacité de dépense offerte à l'adversaire. Puis, pendant sa première mandature, la nouvelle majorité rétablirait ou dépasserait le niveau de dépense de son adversaire trop vertueux, ce qui aurait pour conséquence de satisfaire sa base électorale. Donc cette  majorité serait probablement réélue pour une deuxième mandature.
Inutile de préciser que ce type de scénario est impossible - il ne s'est d'ailleurs jamais produit au cours de la Ve république - pour la simple raison qu'un parti qui tenterait cette manœuvre suicidaire perdrait très rapidement le soutien de ses élus, lesquels apprécient en général moyennement les mesures de gouvernement de nature à leur faire perdre leur mandat local.

Pour bien se convaincre de cette mécanique électorale, on peut d'ailleurs observer que la  surenchère a commencé. Martine Aubry a amorcé les hostilités en annonçant qu'elle allait doubler le budget de la culture, puis, à l'occasion de l'émoi provoqué par l'insécurité marseillaise, elle a promis de rétablir dix mille policiers supprimés selon elle par la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques). Comme le phénomène décrit plus haut fonctionne également pour une primaire, François Hollande a promis vendredi 9 septembre de "restituer" les postes d'enseignants "coupés" par la droite depuis 2007 (date d'instauration de la RGPP). Il s'agit là de 66 000 postes. Il est à noter que ce phénomène intervient alors que les gouvernements de Nicolas Sarkozy n'ont pas fait baisser les dépenses. Bien au contraire, les "plans de relance" ont copieusement arrosé les banques et les sociétés du CAC 40 tandis que les dépenses sociales augmentaient de 50% au cours des dix dernières années. Résultat : les dépenses publiques sont passées de 54 % à 56,2 % du PIB pendant le seul dernier quinquennat. Que serait la surenchère socialiste si les dépenses avaient effectivement baissé ? On n'ose l'imaginer.

Dans un marché libre et bien informé, la concurrence entre les entreprises fait baisser les prix et seules les ententes peuvent maintenir des prix hauts. Mais dans le marché politique d'une sociale démocratie, c'est le contraire : la concurrence entre les partis ne fait pas baisser les dépenses, elle les fait monter. Il faut donc une entente entre les partenaires de l'oligopole politique pour tenter de juguler cette hausse inexorable. La règle d'or est un essai de mise en place d'une telle entente.

La règle d'or oblige donc les adversaires politiques d'aujourd'hui à ne pas profiter d'une baisse des dépenses initiées par l'un d'entre eux pour surenchérir afin de conquérir le pouvoir. La "trajectoire budgétaire" (on peut penser dans les circonstances actuelles qu'elle veut être descendante) doit donc obligatoirement dépasser les échéances électorales pour être efficace. On comprend la manœuvre de Nicolas Sarkozy qui est habile :  si les socialistes avaient signé le pacte, ils auraient donné l'impression de se plier à une règle initiée par la majorité et restreint leur capacité de faire des cadeaux à leur clientèle. De l'autre côté, en refusant la règle d'or, ils exposent la France à un déclassement de la part des agences de notation, ce qui serait une vraie catastrophe pour les finances publiques, perspective qui sera bien entendu exploitée électoralement par le camp de la majorité.

On l'aura compris cette règle d'or est un espèce de bricolage destiné à sauver un système social-démocrate en bout de course. C'est une règle de connivence forte et antidémocratique entre les principaux partis. Elle a été mise en place en Allemagne, et tout récemment en Espagne. Elle fonctionne tacitement dans les pays du nord ou les débordements de la fonction publique sont plus étroitement surveillés par les citoyens

Toutes les dépenses de toutes les sociales-démocraties mondiales croissent inexorablement depuis le début du siècle précédent. On est passé d'une fourchette de dépenses de 8 à 14% du PIB en 1913 pour les pays de l'OCDE à 35 - 56% aujourd'hui. Quelques rares pays, Suède, Canada ont réussi à inverser la tendance pour quelques années mais la moindre instabilité politique, le moindre ressentiment d'un parti trop longtemps écarté du pouvoir peut provoquer une rechute. La France, de son côté, a atteint un niveau de dépenses publiques record, en décalage de 10% avec l'Allemagne et qui continue à croître, tandis que le niveau de prélèvements est devenu insupportable pour les classes moyennes.
Ce sont bien les "contradictions internes" du système social-démocrate qui sont la cause de cette dérive.
Dans cette organisation, les politiques ont une emprise extravagante sur l'économie, quelques hommes peuvent très simplement décider de prélever des sommes colossales par la voie de l'impôt coercitif pour les affecter à quoi bon leur semble. L’État social-démocrate n'est pas le jardinier qui prépare le terrain pour que l'économie puisse croitre dans les meilleures conditions, il est aussi l'architecte industriel et le redistributeur présumé des richesses produites - avec le succès que l'on connait - et il s'est érigé en objet central de toutes les revendications. C'est ce système  totalement déresponsabilisant où les hommes politiques ne risquent rien, où les erreurs ne sont pas sanctionnées, où l'on peut faire carrière sans avoir jamais mis un pied dans l'économie réelle, où l'exercice du pouvoir consiste à satisfaire les revendications des plus violents ou des plus influents qui est en cause aujourd'hui. La règle d'or budgétaire n'est rien d'autre qu'une entente antidémocratique destinée à faire perdurer un système structurellement malsain.

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